LES SAINTS DE GLACE
RELATION D’UN VOYAGE EN BOURGOGNE
I
Originaire du Sud Est de la France, je n’avais guère l’habitude d’entendre parler des saints de glace, Mamert, Pancrace, Servais fêtés en Aquitaine les 11, 12, 13 mai, accompagnés d’un quatrième mousquetaire, Urbain, honoré, lui, le 25 du même mois. Malfaisants, ces saints, car ils pétrifient les bourgeons déjà en partie ouverts sous les premières caresses du soleil. J’entends et je vois déjà les catholiques hurler au sacrilège. Malsonnante, l’épithète appliquée à ces représentants de l’hagiographie ! Pourtant, quand la date fatidique de leur fête approche sur le calendrier, la nature risque coups de froid, rhume, bronchite, pneumonie et même tuberculose.
Cette année, ils ont pesé de leur présence pendant plusieurs mois. À croire qu’ils étaient davantage en odeur de sainteté que leurs autres collègues du calendrier ! Toujours est-il qu’ils sévissaient encore le vendredi 18 juin 2010, jour fixé pour le départ d’un circuit vers les églises romanes bourguignonnes. Dans ma valisette que j’aurais volontiers logée à bord de l’avion si je n’y avais niché les bouteilles d’eau destinées à arroser le pique-nique et le casse-croûte lui-même, dans un éclair de lucidité, en dernière minute, j’ai enfourné un collant, un pull et une moelleuse écharpe. Depuis belle lurette en Gironde, je marchais mollets dénudés et je me moquais par avance de ces précautions de vieille dame soucieuse de sa petite santé.
Bien que l’avion ne décollât qu’aux alentours de 9 heures, le rendez-vous pour le vol vers Lyon d’où nous entamions notre pèlerinage avait été fixé à 7 heures 30. Prudence est mère de sûreté, reconnaît le proverbe et Jocelyne, avec sa grande pratique de l’organisation sait que rassembler 40 personnes à l’heure désirée tient du miracle. Je me réjouissais de participer à un groupe. Ainsi n’aurais-je pas à lamentablement pianoter sur une borne électronique les numéros mal identifiés d’un billet électronique. À l’aéroport de Bordeaux Mérignac fonctionne un guichet préposé aux groupes. En deux temps, trois mouvements, en échange de la carte d’identité, l’employée vous remet la carte d’embarquement.
Sagement, après avoir enregistré mon léger bagage – je deviens raisonnable au fil des ans et ma garde-robe s’allège en voyage – je m’assois avec mes compagnons. Aux membres du comité de jumelage Italie de Saint-Médard-en-Jalles se sont joints de studieux élèves d’Anne, historienne de l’art. Elle enchante aussi des amis à la section d’histoire de l’art du comité de jumelage. Je ne suis pas ses cours car, comme tout retraité qui se respecte, je suis très occupée. J’ai été amenée à effectuer des choix drastiques. J’ai penché pour l’italien et la canzonetta et je me suis résignée à être presque inculte en matière de peinture et d’architecture.
Une passagère manque. Je la connais. Nous avons enseigné dans le même collège pendant de longues et sérieuses années. André, le mari de Jocelyne, m’envoie vérifier dans les coins et recoins de l’aéroport si elle n’est pas perdue corps et biens. Cela m’étonnerait car elle est habituée à prendre souvent son envol. Sa fille a exercé pendant moult années le métier d’hôtesse de l’air au profit de la perfide Albion. Cependant, je m’exécute et reviens bredouille comme je le supposais par avance.
Pour la plus grande joie de Jocelyne, notre brebis égarée nous rejoint. Le groupe est donc au complet, prêt à fonctionner et à lire durant le court trajet le topo que la consciencieuse Anne a préparé pour chacun. Je me réjouis de devenir moins ignare. Jusqu’ici, en effet, peu attirée par l’art roman, je ne me suis guère informée dans ce domaine. Branchez-moi sur Fra Angelico, sur Botticelli, sur Michel Ange, ma langue se déliera, mais sur l’art de ces périodes obscures, de ce Moyen Âge a priori rébarbatif, je reste sèche. Et ce phénomène-là se révèle terrible pour une invétérée bavarde.
Pour le trajet, comme toujours, je me suis munie d’un bouquin. Rien à voir avec le sujet de notre séjour. Les Racines du Ciel de Romain Gary traitent du massacre des éléphants en Afrique. Ce pavé m’accompagne car il est le plus petit des bouquins parmi ceux dans lesquels je plonge en ce moment. J’aime écrire autant que lire et mille pages ne m’effraient pas, bien au contraire. Avant d’ouvrir le roman, j’étudie le topo distribué par Anne. Entre deux bouchées d’une viennoiserie offerte par l’hôtesse – au moins là on ne nous a pas bourrés avec de sempiternels cookies – j’interroge ma voisine de devant. A priori, elle participe au cours d’histoire de l’art et doit donc être incollable sur les notions d’ébrasement et de lésène qui me laissent coite. Distraitement, elle me parle d’ouverture, de pan coupé. Concernant les lésènes figure un semblant d’explication sur le pense-bête dispatché par Anne dans le hall de l’aéroport. Lésène ou bande lombarde. Tant que de visu, je ne me serai pas fait mon opinion, je me noie dans le flou. Que vient faire la Lombardie en pays burgonde ? L’art des Italiens aurait-il influencé notre bonne Gaule avant même les guerres d’Italie et la Renaissance ? Pourquoi nos amis de la botte nous devançaient-ils autant ? La civilisation romaine si belliqueuse contenait-elle tout un courant artistique en germe ? Perchè no ? La destination du voyage prévu par la section d’histoire de l’art épouserait-elle plus qu’il n’aurait paru de prime abord les objectifs du comité Italie ? En y regardant de plus près, il semblerait que oui.
Mes réflexions sont arrêtées par la voix du commandant qui annonce notre descente sur Lyon. En fait, l’aéroport de la grande capitale des Gaules ressemble plus à l’opéra de Sydney tant sa structure éblouit par son aspect futuriste qu’au terrain d’aviation de Lugdunum consacré à un enfant du pays, Saint-Exupéry. Quelques problèmes dans cet espace. Le fauteuil roulant de Christine ne peut franchir les barrières qui, on ne sait pourquoi, limitent certains couloirs. Qu’à cela ne tienne, les bras vigoureux de nos messieurs ont vite fait de braver l’obstacle. À vrai dire si nous avions été plus observateurs, nous aurions aperçu des ascenseurs prévus à cet effet et nous aurions évité tout ce chambardement. Mais, loin d’assombrir le groupe, cet épisode mouvementé le rend encore plus guilleret.
Nous rejoignons le bus en nous emmitouflant du mieux que nous pouvons dans nos pelures. Jean-François, le chauffeur, un bourguignon bon teint, comme une plume apporte Christine à son siège. Le ciel menace de s’effondrer en cataractes. Venir trouver de l’eau au pays du vin, quelle déveine ! À l’heure du pique-nique, sur l’autoroute, les éléments s’apaisent. Le soleil rudoie ses adversaires et gagne du terrain. En compagnie de Michel, d’Henri et de Joëlle, près d’un odorant chèvrefeuille, je déguste la tarte aux courgettes, la pizzara, spécialité de Sospel que j’ai concoctée la veille. Elle change des conventionnels sandwiches bourratifs. Quelques abricots au dessert et mon estomac est calé. Ainsi mes circonvolutions cérébrales suivront-elles avec moins de peine le laïus d’Anne et consorts.
II
Aujourd’hui, vendredi 18 juin, an de grâce 2010,
Ma chère Guigone,
Une horde de visiteurs a rompu le silence de notre basilique, Paray-le-Monial, l’une des plus anciennes de Bourgogne. Le comte Lambert de Chalon n’imaginait pas quand, en 973, il a fondé un cloître sur ce site que, des siècles plus tard, des curieux de la région rivale, celle des vins de Bordeaux, déambuleraient sur le parvis, nez au vent. Presque tous tiennent dans les mains une espèce de boîte avec laquelle ils se contorsionnent devant le monument. Plus près, plus loin. Pourquoi pas plutôt dessiner ou peindre, ce serait tellement plus original ? O tempora ! O mores ! disaient nos bons vieux Romains et en particulier Cicéron . Acceptons et transformons l’adage latin en « Autres temps, autres mœurs ».
Anne, une jeune lettrée qui les accompagne insiste sur le rôle de l’abbaye de Cluny dans la construction de tous les monuments régionaux. De fait, le cloître des débuts est devenu l’un des nombreux prieurés clunisiens. Elle en a recueilli des biens, la grande abbaye ! Ici la construction du Xème siècle a cédé la place à un bâtiment plus ambitieux démarré avant le début du XIIème.
La curiosité de Gisèle, une vénérable dame aux cheveux blancs, participante du groupe, commence à être satisfaite. Elle différencie désormais une ouverture avec ébrasement, c’est-à-dire une baie percée en ligne biaise de manière à donner plus de jour ou plus de jeu à des battants, d’une fenêtre qui n’en comporte pas.
Le guide local, un monsieur portant une sorte de chiffon autour du cou – j’ai cru entendre circuler le mot de cravate – et appuyé sur une canne – il claudique élégamment – entame avec la jeune érudite une discussion serrée. Il soutient le caractère original de certains vitraux de la chapelle privée. Anne, dont c’est la spécialité, reconnaît en eux une copie. Le chauvinisme du pauvre homme en prend un sacré coup. Il fait contre mauvaise fortune bon cœur mais, mine de rien, entraîne le groupe vers la sortie. Tant pis si les voyageurs se mouillent – un léger crachin commence à tomber, ces mécréants auront ce qu’ils méritent. D’ailleurs, des femmes ont escamoté dans leur besace un bout de tissu qu’elles ouvrent au-dessus de leur tête. Gisèle profite de celui de Joëlle, une autre luronne, car elle a oublié dans son bagage cet objet portatif qui sert d’abri contre la pluie. Ingénieuse, tout de même, cette invention humaine ! Nos capes, nos mantes imbibées d’eau, elles, gardent longtemps l’humidité.
Ces personnes me donnent l’impression de mal comprendre l’époque qui pourtant les intéresse et qu’on leur a longuement présentée. Certes, elles admirent le clocher octogonal accompagné de deux tours, le portail décoré d’une grande variété de motifs caractéristiques de l’art roman. Elles sont impressionnées par l’austérité et le dépouillement de l’extérieur qui rappellent la puissance de l’architecture germanique des Xème et XIème siècles. Mais vibrent-elles à l’élan de spiritualité qui a présidé à leur construction ? Point n’est besoin d’être catholique ou d’appartenir à une religion quelconque. Les bâtisseurs de cathédrales se sentaient reliés. À travers les siècles émerge ce message. Pas de prosélytisme chez moi, simplement j’accorde à la partie supérieure de mon être la place qu’elle mérite. Les visiteurs, je le sais, ressentent la beauté des lieux, mais c’est une beauté habitée. Par qui ? Si les mots n’effraient pas, par Dieu. On peut lui substituer la Nature ou le Sacré Cœur, dévotion au cœur de Jésus-Christ, nom dont on a baptisé l’édifice.
Un écrin de roses blanches parfait le décor. Une chanson larmoyante dans quelques siècles liera les roses blanches à la mort d’une mère . Pour moi, ici, elles pérennisent la candeur, la pureté de ces hommes consacrés à la vie monastique dont les plains-chants résonnent encore jusqu’aux grandes arcades à arc brisé de la nef et emplissent les trois chapelles rayonnantes du chevet.
Réponds-moi dès que possible, ma chère Guigone. Que ma missive te parvienne grâce au pigeon dressé à cet effet. Entre ses ailes hardies, glisse aussi ton message qui, je l’espère, m’assurera de ta bonne santé et de ton amitié.
Ta fidèle Ermentrude
Le 30 Juin 2010
Ma douce Ermentrude,
J’aurais bien aimé, moi aussi, être éveillée de mon long sommeil par des hommes nés aux temps modernes. Peut-être un jour recevras-tu des visiteurs de la Terre Promise, puisque Paray-le-Monial est jumelé avec Bethléem. Rappel de deux naissances : origine du christianisme et origine de l’art roman. Notre Bourgogne, terre des moines, des bénédictins dépendant de Cluny, a su accueillir les artistes, les intellectuels. Ses collines verdoyantes révèlent notre richesse. Tantôt de gras troupeaux de blondes vaches s’y complaisent, tantôt des vignes rigoureusement plantées déploient leurs harmonies dorées. Le regard des plus grands sculpteurs ne pouvait qu’être attiré par les ceps, les pampres, les grappes. Traducteurs de la Nature, ils en ont reproduit le décor sur les chapiteaux des églises.
Gisèle que tu as mentionnée dans ta missive s’étonnait de l’influence lombarde chez nous. La naïveté les étouffe, ces gens du XXIème siècle. Le Moyen Âge ne brillait pas par son obscurité. Les artistes se déplaçaient. La curiosité a toujours caractérisé les intellectuels férus de beauté. Je confesserai mon mauvais esprit, mais je ne puis m’empêcher de critiquer les bâtiments du XXIème siècle. Les matériaux utilisés ne traverseront pas les âges et la structure des bâtisses tient plus du clapier que de logements destinés aux êtres humains. Même les insulae romaines étaient mieux conçues.
Tu ne m’écris pas si les visiteurs girondins se sont extasiés sur la hauteur des voûtes. Vingt deux mètres, la plus haute voûte d’époque romane après celle de Cluny. Se sont-ils étonnés de la peinture dans le chœur ? La mandorle n’en est pas une puisqu’elle n’a pas la forme d’une amande. Cependant le Christ nous y bénit de la main droite ; sa main gauche est posée sur une sphère crucifère.
La représentation sur les vitraux des fiançailles de la Vierge les a sans doute surpris. Voit-on cette scène ailleurs ? Je ne le crois pas. Le choix de Joseph par Marie s’explique. Elle devait épouser un homme muni d’un bâton. Or celui de Joseph a fleuri. Existait-il de meilleur augure ?
Se sont-ils faufilés derrière le chœur, dans le déambulatoire ou plutôt dans le promenoir des anges ? C’est une appellation si poétique pour désigner le couloir qui évite de déranger l’office quand on se rend dans les chapelles.
Leur a-t-on expliqué pourquoi le corbeau est l’emblème de saint Benoît ? Tu sais comme moi qu’il a ordonné à un corbeau noir d’apporter du pain empoisonné là où personne ne le trouverait. Cet aliment funeste lui avait été envoyé par un curé jaloux. Après avoir été rassuré sur sa vie, le corbeau partit, resta absent trois jours et revint auprès de Benoît. Cependant, bien que les oiseaux soient très prisés sur les lieux, des grilles ont été posées aux fenêtres des tours. Les fientes des pigeons risqueraient d’abîmer le monument. Certes, ils provoquent des nuisances, mais le monde moderne ne dégrade-t-il pas encore davantage les œuvres de Dieu et celles des hommes ?
Notre fidèle messager, je l’espère, t’atteindra bientôt, t’apportera de mes bonnes nouvelles. Continue à m’informer sur le périple des Girondins puisque tu vas les suivre en esprit.
En attendant de te lire, je t’embrasse, ô ma douce.
Ton amie Guigone
III
Le 4 juillet 2010
Ma tendre Guigone,
Oui, notre infatigable oiseau a rempli sa mission. J’ai appris que Vézelay attendait les touristes après une halte à Saint-Philibert-de-Tournus. Évoquons d’abord le haut lieu de pèlerinage consacré à Marie-Madeleine. Était-elle si peu fréquentable l’escort girl biblique ou la légende l’a-t-elle auréolée d’une mauvaise réputation ? Gisèle a lu L’évangile de Marie où au grand dam de l’apôtre Pierre, la courtisane apparaît comme la disciple favorite du Christ, celle dont l’ouverture de conscience est la plus développée et à qui le Maître fait le plus volontiers part de son enseignement le plus subtil. Si nous avions divulgué ce secret quelques siècles plus tôt nous aurions été brûlées en place publique ! Notre mère l’église ne plaisantait pas sur les croyances. Seuls, les Évangiles canoniques étaient acceptés et ce dogme est maintenu.
Une aimable religieuse de l’ordre de la fraternité de Jérusalem a porté la bonne parole aux Saint-Médardais. La communauté a été fondée par Pierre-Marie Delfieux à Saint-Gervais dans le quartier du Marais à Paris. Ces moniales s’adonnent au prosélytisme et cherchent à évangéliser les villes. Elles sont vêtues un peu comme le seront les sœurs de saint Vincent de Paul au XVIIIème siècle. La religieuse, d’une voix suave, a mentionné les textes hagiographiques. Légèrement moqueuse, elle a souligné l’arrivée miraculeuse des reliques de Lazare, Marthe, Marie-Madeleine depuis la Palestine. Tous trois ont christianisé la Provence. Marthe est restée. Rappelle-toi l’épisode de la Tarasque . Le ressuscité et la pècheresse sont parvenus chez nous. Tu sais comme moi combien la possession de reliques est importante pour une église et la prospérité d’un lieu. Autun et Avallon se sont emparés des restes de Lazare, la crypte de Vézelay recèle ceux de Marie-Madeleine.
La petite église d’origine n’était pas dédiée à la sainte mais à Pierre et Paul. Girart de Roussillon a bâti deux monastères, un pour chaque sexe, l’un près de Châtillon sur Seine pour les hommes, l’autre à Vézelay pour des moniales. Des maîtresses femmes, les religieuses. Elles ont résisté quinze ans aux invasions normandes. L’église est agrandie et Girart également seigneur de Provence, ramène les reliques de Marie-Madeleine. La repentie, après avoir évangélisé la Provence y serait morte. Elle aurait été enterrée dans une balme, une grotte connue désormais sous le nom de Sainte-Baume. Girart fait transférer les restes en Bourgogne. À partir de là, Vézelay figure l’un des points de départ pour Compostelle. Tu te souviens à quel point le village était peuplé. Il a compté jusqu’à 12.000 habitants. Même si Bernard de Clairvaux n’était pas d’accord sur l’étalage de richesses présenté par les lieux, en présence du roi Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine, il y a prêché la deuxième croisade à la demande du pape Eugène III. Quelle puissance de conviction ! Un très bon argument : il promettait l’absolution des péchés. Les soixante dix salles souterraines creusées sous les maisons ont à peine suffi à loger tous les futurs croisés et l’on a manqué du tissu nécessaire à la confection des croix.
Sublime, cette basilique ! Les constructeurs maîtrisaient admirablement leur propos. Nihil novi sub sole, s’exclamait Salomon 2500 avant J.C. Eh bien, les bâtisseurs ont réinterprété l’architecture romaine civile, autrement dit les basiliques. À la Sorbonne existait un doctorat es pierres. Ensuite pendant quinze à vingt ans, les compagnons parcouraient les chemins et faisaient leurs expériences. Leur foi les inspirait tant qu’ils avaient prévu qu’au solstice d’été la lumière éclairerait la tête de Jean-Baptiste. Le chœur a été légèrement décalé. À Pâques, il s’illumine au maximum. La chance a tout de même souri aux Girondins. Pas le matin, car à peine avaient-ils quitté Chalon sur Saône que, de la menace les nuages sont passés à l’attaque. Une froide pluie drue les a poursuivis. Après le déjeuner dans une hostellerie qui répondait au nom de « La dent creuse » » et la visite du musée de l’Œuvre, le soleil a daigné leur sourire et leur indiquer le chemin de lumière dans l’abbatiale. L’aubergiste a joué sur le double sens du mot. Il y a un siècle, le propriétaire d’une grange sur laquelle était construite une grande maison, à l’emplacement du restaurant actuel, avait eu du mal à manier son âne attelé d’une carriole après une soirée bien arrosée. Pour hâter la manœuvre il n’eut rien de plus pressé que de supprimer le pilier de soutènement. Dans la nuit, la maison s’écroula. Or, tu t’en souviens, l’expression « dent creuse » est aussi un terme en architecture. Il sert à désigner une maison manquant dans l’alignement. Bien sûr, je ne t’apprendrai rien en ajoutant qu’il signifie aussi que la faim tenaille. En tous cas, après la contemplation de l’abbaye, comme de notre temps, la foi s’emparera peut-être de certains visiteurs. D’un air entendu, la religieuse n’a-t-elle pas affirmé « un touriste est un pèlerin qui s’ignore ». Avec un saint Bernard et un saint François d’Assise, la conversion des 800.000 personnes qui passent à Vézelay chaque année serait assurée.
Souviens-toi de la tête de Bernard de Clairvaux, quand il a découvert le Christ en gloire, sur le grand tympan. Il s’est indigné de la présentation trop concrète de la naissance de Jésus. Une sage-femme assiste la mère. Bernard n’a pas voulu admettre que cette scène signifiait à quel point Jésus participait de l’humanité. Qu’en penses-tu, ma Guigone ? Crois-tu comme Bernard que la beauté détourne de Dieu ? Moi au contraire je suis persuadée qu’elle ramène l’homme à lui. Les plus admirables créations, à mon avis, sont inspirées par Dieu.
Te rappelles-tu l’ingéniosité du sculpteur sur le portail central ? Certes, la posture ramène au Christ en croix, mais de ses mains ouvertes partent des rayons vers les apôtres. La Trinité est ici sous entendue. Je me suis toujours étonnée de la représentation du zodiaque sur les voussures. Ici sont aussi inclus les mois de l’année. Je comprends mieux maintenant. L’homme est au centre d’un système voulu par notre Créateur. Il va vers la mort, nous allons vers la mort. Préparons donc notre salut.
Les visiteurs, comme nous, se sont amusés à la vue des cynocéphales, ces peuples à têtes de chien censés habiter aux Indes, des Panoties – eux, ils étaient tout oreilles. Le monde entier sera évangélisé. Pas d’exception, même pour les êtres les plus biscornus. Cependant, malgré sa beauté, l’église a été détruite à la révolution. Les rebelles ont douloureusement associé le clergé, les aristocrates et leur misère. Les pierres du bâtiment ont servi à la construction du village. C’est ainsi que l’on procède sous toutes les latitudes. Seulement, un certain Mérimée, écrivain à ses heures et inspecteur des monuments historiques désire assurer la survie de l’édifice car il est ému par sa beauté défaillante. Il confie à un architecte, son ami Viollet-le-Duc, la réfection de l’église. On n’a pas toujours apprécié le travail de ce dernier. Il a trop essayé de refaire « à la manière de ». En tous cas, il a sauvé de nombreux fleurons de notre patrimoine. Moult artistes ne s’y trompent pas. Ils ont attirés par Vézelay au point d’acheter des maisons. Romain Rolland et Jules Roy y ont séjourné. Picasso, Le Corbusier s’y sont quelquefois posés. À propos de ces derniers, je ne formulerai pas un jugement impartial. Je porte sans doute sur eux le même regard que les Romains si, au sortir de leurs temples, ils s’étaient confrontés à nos cathédrales romanes ou gothiques.
Toi qui connais mieux que moi Saint-Philibert-de-Tournus, parle m’en, ma Guigone, afin de pénétrer de l’intérieur la beauté de notre terre et le caractère de son peuple.
Je suis impatiente de sonder grâce à toi d’autres facettes de ma région.
Toute à toi
Ermentrude
P.S. : Les Girondins logent à Chalon-sur-Saône dans une auberge peu recommandable. Baptiser une hostellerie « Les Baladins » manque de dignité. Les danseurs, les bouffons de comédies, les artistes ambulants n’ont guère bonne presse chez nous. D’autre part, au lieu de savourer les délices de notre gastronomie, ils mangent dans des gargotes. Je ne vois pas ce que l’on peut trouver de bon dans des lieux qui répondent à des noms aussi barbares que « Cafeteria de Casino » ou « Courte-Paille ». Là encore, l’idée de la beauté féminine se différencie de la nôtre. Escargots à la bourguignonne, bœuf du même nom, époisses, n’affinent pas forcément la taille. Nous, nous apprécions les femmes culinaires et poitrinaires, or, au XXIème siècle, les ectoplasmes sont à la mode. Gisèle le sait. Elle a travaillé dans un hôpital de Bordeaux à faire écrire des anorexiques, des femmes qui se jugeaient toujours trop grosses alors que leurs bras ressemblaient plutôt à de petites et sèches branches d’arbres.
IV
Le 9 juillet 2010
À mon amie Ermentrude,
Si je n’étais pas pétrifiée en gisante, le froid hiémal de la saison me paralyserait de la même façon. D’aucuns parlent de transformation du champ magnétique terrestre et du basculement des pôles. Ce sont des personnages qui se disent savants, qui pensent tout expliquer. Toujours est-il qu’autour de moi j’ai entendu des badauds parler de solstice d’hiver – et l’on approchait du 21 juin. Notre sainte mère l’Église tend plutôt à expulser du calendrier saint Mamert, saint Pancrace, saint Servais, saint Urbain. Ils sentent trop la superstition païenne. Aussi a-t-elle remplacé ces braves saints par d’autres. Estelle, Achille et Rolande n’étaient en rien liés aux croyances populaires. Mais quoiqu’on fasse, les êtres humains gardent enfoui un fond de superstition. Nos précepteurs ne nous ont-ils pas enseigné que les bons vieux Romains priaient les dieux Pénates ? Souvenir des époques de disette qu’ils conjuraient grâce à l’appui de ces divinités du garde-manger. En 2010, on dirait plutôt saint Frigidaire. En tous cas, toutes ces bonnes gens claquent des dents, s’emmitouflent dans leurs vêtements. Ils ne prévoyaient pas que la Bourgogne jouirait d’un climat si peu tempéré.
Mais qu’appelle-t-on la Bourgogne ? Elle en regroupe des régions. Pas autant que la vaste Aquitaine, mais presque. L’Yonne, la Côte d’Or, la Nièvre et la Saône et Loire. Moyenne montagne et plaine ont forgé des populations au caractère différent. Depuis le bon vivant dont le beaujolais nouveau descend dans la gorge en petites culottes de velours au grave éleveur de bétail, soucieux d’engraisser le bon bœuf de Charolais. Cependant, en dissertant ainsi, je m’égare. Tu me comprends certainement. À force de rester pendant des siècles sous de pesantes pierres, on est bien seul et la communication s’avère difficile. Alors, dès que l’occasion nous est offerte…Et puis un calomnieux proverbe biblique n’énonce-t-il pas qu’une femme bavarde est comme une gouttière percée ? Pour une fois, je ne le fais pas mentir.
Revenons donc à Saint-Philibert-de-Tournus. Tu me questionnes à ce propos dans ta lettre. Philibert était un noble aquitain. Il vivait au VIIème siècle à la cour du roi Dagobert. Je te vois sourire. Il s’agit bien du monarque a priori un peu perturbé au point de mettre sa culotte à l’envers. Par bonheur, son conseilleur, le sage Éloi, l’avertissait de ses bévues. En réalité, Dagobert 1er fut un grand roi et la chanson fut écrite plus de mille ans après sa mort, pendant la révolution française. Quant à Philibert, la vie séculière le rebutait. Il entra donc dans les ordres et fonda des abbayes dont celle de Noirmoutier où il mourut en 685. Canonisé après sa disparition, il attira les foules. Elles venaient se recueillir sur la dépouille du saint. La communauté qu’il avait fondée affronta bien des pérégrinations. Invasions normandes pendant lesquelles les moines s’enfuirent. Enfin, ils réussirent à obtenir du roi Charles le Chauve une terre en Bourgogne. Ainsi fondèrent-ils le monastère de Tournus. La faute à pas de chance ! En 1007, église et monastère brûlèrent. On reconstruisit, bien sûr. Bandes lombardes à l’honneur, car l’abbé Wago était un ami de Guillaume de Volpiano – un nom bien italien – abbé de Saint-Bénigne de Dijon. Une fois encore nous n’échappons pas à l’Italie. Même si l’architecture est très massive – on craignait l’effondrement des murs si l’on pratiquait trop d’ouvertures, pour la première fois l’on s’essaya à représenter des figures humaines. Certes, le mal effrayait mais…on se plaisait à l’illustrer avec une certaine malice. Un personnage montre les dents… Tous étaient mis au parfum. Il était du côté du mal. Il tenait un miroir. Il constatait sa déchéance pour l’éternité. Si de sa bouche ouverte partaient deux petits dragons, on le pourfendait comme un calomniateur.
Saint-Philibert s’illustre aussi par son éventail liturgique le flabellum placé, lors des cérémonies, comme un dais au-dessus de la tête de l’évêque. Un orgue enchante les oreilles des paroissiens. Les soufflets n’ont pu qu’impressionner les visiteurs aquitains à leur arrivée dans la chapelle Saint-Michel, au premier étage. Beaucoup ont dû reconnaître le narthex sans vraiment savoir le rôle de cet emplacement. Tu me répondras que s’y tenaient les baptêmes et les cérémonies funéraires. Ainsi devine-t-on qu’il s’agit d’un espace d’attente pour les âmes pècheresses. Une célébrité à Tournus. Le peintre Greuze. Ça ne te dit rien ? Il nous a laissé des scènes larmoyantes, moralisatrices. Pour décrire des regards tristes on parle « d’yeux à la Greuze », tant leur courbure sur les tableaux descendait vers le sol.
Sur ma lancée je ferai un petit excursus sur Saulieu. En général, les amoureux d’art roman s’y rendent. Ce n’est pas tant la basilique elle-même qui se remarque. De l’église érigée par Étienne de Bagé dans la première moitié du XIIème siècle, peu de vestiges subsistent. Des reconstitutions au XVIIIème siècle et de la patte de Viollet-le-Duc au XIXème siècle ont plutôt enlaidi le monument. Par bonheur, dans la nef, d’origine elle, cinquante quatre chapiteaux enthousiasment les visiteurs et réconfortent saints Andoche, Thyrse et Félix venus d’Orient évangéliser la région et comme de bien entendu martyrisés en récompense. Andoche a pris le pas sur les deux autres en donnant son nom à la basilique. Des scènes bibliques se retrouvent. La fuite en Égypte sur un âne…à roulettes. Les yeux des personnages étaient travaillés au trépan. Cette technique donnait plus d’intensité à la sculpture. Judas, après sa pendaison, déroule une langue d’une longueur impressionnante. Histoire de terrifier les Sédélociens mauvais catholiques ! Des griffons face à face insistent sur l’unité de l’église. La nature n’a pas manqué d’inspirer les artistes. Des motifs végétaux complètent le décor des chapiteaux.
Voilà, ma chère amie, pour quelque temps je vais sombrer dans mon sommeil de pierres, jusqu’à ce que des nouvelles de toi me réchauffent un peu et ce, j’espère, promptement.
Avec ma tendresse
Guigone
V
Le 14 juillet 2010
Ma Guigone,
Après l’habituel retour du pigeon, je prends la plume en un jour où les Francs défilent. Tu n’ignores pas qu’ils commémorent la prise de la Bastille, symbole de la Révolution française. La monarchie absolue y a été déchue. Il faut le dire vite, car au XXIème siècle, ce n’est pas un monarque absolu qui règne, mais des dizaines et peut-être plus. Quel progrès, n’est-ce pas, en deux bons siècles ! Non seulement les hommes politiques s’érigent en souverains, mais aussi tous les quidams possibles. Un trader s’arroge des commissions à tomber à la renverse – si nous ne l’étions déjà. Un footballeur gagne des sommes qui, à 32 ans, le mettent à l’abri pour le restant de ses jours. Tu me diras que taper dans une balle nuit moins qu’un combat de gladiateurs ou une joute. Un patron d’entreprise empoche des bonus quelquefois supérieurs à son salaire. Si les êtres humains ne se modifient pas de l’intérieur, je ne crois pas qu’une pression externe c’est-à-dire une loi, parvienne à les changer.
Mais je deviens atrabilaire. Je me calme en te racontant l’incursion de nos amis aux hospices de Beaune. Le circuit roman, pour la circonstance, se transforme en périple gothique. La toiture sur la face extérieure est tissée d’ardoises. Elles habillent toit, fenêtres et flèches. Dans la cour intérieure, des toits aux tuiles polychromes raniment les voyageurs dont le cerveau est aéré par un vent glacial. Un must du modernisme. Le guide a distribué à ses ouailles des écouteurs qui le relient à lui. Il ne s’égosille pas et tous entendent ses propos. Notre belle Bourgogne s’étend beaucoup au XVème siècle. Elle s’enrichit des Flandres, des Pays Bas, de la Suisse et d’une langue de terre qui se prolonge jusqu’en Allemagne. Philippe le Bon, le duc, est très puissant. Il a pour chancelier un dénommé Rolin, mariée en troisièmes noces avec sa bien-aimée, Guigone de Salins. Elle porte le même prénom que toi, mais je ne me souviens pas que tu aies autant été chérie que cette belle dame, « l’étoile de sa vie ».
À l’époque, 88%de la population de Beaune survit tant bien que mal dans la misère. Le chancelier et sa femme décident de créer un hospice pou les « pôvres », un acte qui les amène directement au paradis. Ils dotent l’hôtel-Dieu de ressources, notamment de cinq hectares de vignes. Au cours des siècles, le domaine s’est étoffé. Il couvre désormais 61ha. En 2009, la vente aux enchères de la cuvée a rapporté 5 millions d’euros dont bénéficie l’hôpital moderne. Il peut acheter des outils performants.
Ils gelaient les « pôvres » dans leur grande salle, que ce soit pendant la période des saints de glace ou à d’autres moments frais. Difficiles à réchauffer, les cinquante mètres de long, 14 m de large, 16m de haut ! Dans les lits aux lourds rideaux rouge vif et dans le couvre-lit de même couleur, deux personnes se recroquevillaient, tentant par ailleurs de se détendre quelque peu grâce à la bouillote en étain.
Des sœurs hospitalières dont l’ordre avait été fondé par le chancelier veillaient scrupuleusement sur les malades. La Grande Vadrouille de Gérard Oury montre Sir Réginald, un Anglais qui s’est calfeutré dans l’un des ces lits. Une sœur perspicace, mère supérieure et médecin, l’ausculte et appuie fortement sur son foie. Il sursaute.
– Je vous fais mal ? C’est le foie ! Vous aimez bien tout ce qui est bon ?
(Il sourit)
– C’est très mauvais !
Après avoir ironisé sur ce sectateur de la dive bouteille, quand la sœur Marie-Odile arrive, la mère supérieure reçoit les informations utiles. Elle ordonne un changement d’air indispensable pour l’amélioration de l’état de santé du pauvre Anglais. En fait, le sœur Marie-Odile l’aidera pour son passage en zone libre.
La salle logeait soixante personnes. Le reste de l’hospice en recevait deux cents. Sans limites, le dévouement des religieuses. On ne laissait pas un malade à la rue. Si la place manquait, elles cherchaient d’autres structures. Mille personnes pouvaient être ainsi soignées. La vision de l’enfer hantait les malades car des portes à mi-hauteur de la salle sont mangées par des dragons, des monstres. Pas question de rassurer les patients ! D’autant que dans la chapelle le polyptyque de Rogier van der Weyden représentait le jugement dernier. Obligation de prier pour le salut de l’âme.
La salle Saint-Nicolas accueillait les « Pôvres malades en danger de mort ». Elle avait été construite au-dessus de la Bouzaise, la rivière où l’on jetait détritus et pansements. La vaste cuisine naturellement impressionne, mais l’une des pièces les plus remarquables est la pharmacie. Des produits dans d’innombrables pots guérissent de tous les maux. Des troubles digestifs, vous avaliez du genièvre ; une morsure de serpent, une thériaque avec beaucoup d’opium opérait des miracles. Vous souffriez d’un affreux mal de gorge, de la limace rouge vivante vous guérissait à coup sûr. Panne sexuelle : de la poudre de coton, aphrodisiaque à forte dose décuplait le désir. Quant à la poudre de cloportes, aux yeux d’écrevisse, à la poudre de noix vomique, on ne vantera jamais assez leur efficacité.
Astucieux, ces gens du XXème siècle tout de même et particulièrement les Beaunois ! Une loupe qui grossit trente et une fois. Bien qu’ils n’eussent pas cette vision grossissante, les malades, à la vue des damnés effrayés et désespérés au bas des panneaux, à la Gauche du Christ se construisaient assurément un regard sur la mort pas vraiment apaisé. Inévitables ensuite les terreurs de tout un chacun concernant l’Au-delà. Je me demande même si les vieux qui séjournent dans la maison de retraite contiguë à l’espace visité n’en cauchemardent pas la nuit. Un décor magnifique pourtant. Il permettait aux fondateurs de s’élever, mais le passage dans ces lieux ne devait guère être attractif. À l’agonie, les moribonds tremblaient de froid et surtout de peur. Voilà comment l’Église vous tenait sous sa coupe. Le régime de la Terreur pendant des siècles.
Je m’arrête là, ma Guigone, car la colère me saisit. Je ne souhaite pas que mon gisant révèle un faciès grimaçant.
À bientôt de te lire.
Ton Ermentrude
VI
Le 21 Juillet 2010
Ma gente amie,
Je comprends ton ire contre l’Église, mais les méfaits des hommes ne doivent pas pour autant nous faire oublier notre foi en Dieu. Certes, plus tard, l’Inquisition, les conversions forcées dans les Amériques détourneront de nobles cœurs du catholicisme. Je ne crois pas que Science Chrétienne, Témoins de Jéhovah, Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours brillent par leur tolérance et leur modernisme.
Comme moi, tu n’ignores pas que c’est soi-même qu’il faut changer avant de tenter de refaire le monde. Je reconnais qu’au Moyen Âge et après, les prélats ont passé aux artistes commande de scènes tirées de l’Ancien et du Nouveau Testaments. Toujours rien de nouveau sous le soleil. En Égypte, dans les représentations artistiques, le panthéon était à l’honneur, en Grèce, même topo. Devant le peuple analphabète, fondamental que le mythe se déroule, quelquefois sous l’aspect d’une sorte de bande dessinée. Le christianisme est centré autour du héros Jésus-Christ. Autour de moi, j’entends déjà hurler à l’hérésie. Quoi ! Comparer Jésus-Christ à Héraclès, Achille, Osiris ? Si je ne gisais pas à cinq pieds sous terre, je serais brûlée en place de grève comme hérétique.
Toutes ces considérations te rassérènent-elles, ma gente amie et puis-je passer à la suite de mon récit ? Comme toi, désormais, j’accompagne en esprit nos Aquitains. Notre belle Bourgogne – ils l’ont réalisé – n’a rien à envier à leur Aquitaine. Des membres du comité de jumelage Italie dont Gisèle s’égarent sur des routes étrangères. Ils oublient la diversité de la France. Les monuments italiens, il est vrai, rient davantage sous le soleil, éclatent de fioritures. Les édifices français se haussent de sévérité. Très complémentaires, les deux conceptions de l’art. Dommage que la nature primesautière de Gisèle privilégie plutôt l’exubérance italienne. Elle est née à Nice dans une région frontalière, occupée pendant longtemps par les habitants de la botte. Mais arrêtons de tourner autour du pot. Suivons nos visiteurs à Augustodunum, traduit par Autun. Deux guides locales sont pressenties. Le groupe, en effet, est dense, quarante personnes. Pendant que la moitié part vers le musée Rolin, l’autre démarre par l’église saint Lazare. Très vite, achoppement entre Anne, pourtant très diplomate, et la guide. Cette dernière ne supporte pas que l’on marche sur ses brisées. Impensable qu’une archéologue spécialiste des fouilles de l’époque gallo-romaine, qui sévit à Bibracte, d’après ses dires le plus grand chantier archéologique européen, soit accompagnée par une jeune historienne de l’art. D’un ton sec, elle prie Anne de rester à sa place. Aussi sympathique qu’un bouledogue montrant ses crocs, la dadame.
Nos touristes gelés résistent stoïquement au vent pénétrant qui les transit encore plus. Le jeu en vaut la chandelle. Le tympan, œuvre de Gislebertus montre le jugement dernier autour du grand Christ en majesté dans sa mandorle soutenue par quatre anges. Plusieurs inscriptions latines dont l’une traduite par « Seul, je dispose toute chose, seul je couronne le mérite. » Les figures très élancées du tympan ont choqué nos contemporains. Dans les miniatures les hommes très grands représentent les seigneurs et les hommes plus petits figurent les serfs, dans la sculpture, l’artiste par la différence de taille distingue les apôtres des pêcheurs. Sur cette œuvre magnifique, éclatant hommage à Dieu, sont montrés neuf apôtres dont saint Pierre et sa clef. Plus haut, la Vierge est assise à côté d’un ange, à gauche, les élus entrent dans la Jérusalem Céleste. À droite, l’enfer des damnés dont beaucoup de femmes, dissuade les vivants de commettre le moindre péché. Les âmes sont pesées par saint Michel et Satan. Sont aussi sculptés saint Jean, saint Jacques, le Léviathan, sorte d’animal aquatique doté de pattes palmées, et probablement Énoch et Élie.
La révolution que tu évoquais dans ta précédente missive n’a pas abîmé le tympan car il a été plâtré jusqu’au 1XVIIIème siècle. Imagine un peu, les chanoines ne trouvaient pas l’œuvre à leur goût. La beauté de l’art à Autun rappelle que la ville christianisée bien avant l’édit de Constantin s’est appliquée à mettre à l’honneur le message catholique. Dans le musée Rolin, des chefs d’œuvre dont une Ève tentée par le serpent. Sa main droite semble ignorer ce que fait sa main gauche. Qu’elle est belle notre bonne mère ! Au point d’être mitraillée par toutes ces petites boîtes que tiennent en main nos touristes. Aussitôt surgit une surveillante patentée. Elle exige de montrer patte blanche, c’est-à-dire le ticket qui autorise à photographier – tel est le vocable – le haut-relief. Certains promettent de régulariser à la fin du parcours. La fonctionnaire zélée grommelle : « personne ne respecte cette parole. » La guide irascible avec Anne apaise cependant la situation. Gisèle s’extasie devant l’astuce des artistes. Une vierge de voyage s’ouvre. À l’intérieur apparaît le Christ. Éblouissante, Marie-Madeleine avec ses onguents. Des fenêtres du musée on aperçoit un bâtiment circulaire. Prison pendant un siècle jusqu’en 1954, il agrandira bientôt le musée. Pratique, la forme arrondie, pour la surveillance des cellules. Cependant à l’énoncé du changement, ses murs s’éclaircissent de contentement.
Nos Saint-Médardais quittent leur refuge artistique. Une bise aigre les transperce. Jocelyne regrette de n’avoir endossé qu’un imperméable et non une doudoune fourrée. Elle n’est pas la seule en ce cas. D’ailleurs des gens du cru ont revêtu manteaux et pardessus de drap épais et protègent leur chef avec bonnets et chapeaux.
Je ne voudrais pas, ma gente amie, que les voyageurs gardent une piètre souvenance de leur séjour chez nous. Ce climat détestable a sans doute aussi sévi à Bordeaux appelé un temps « le pot de chambre de la France ».
Avec ma tendresse
Guigone
VII
Le 28 juillet 2010
Ma tendre Guigone,
Avec toutes les allées et venues de nos hôtes, je n’ai pas eu la membrance de te demander des nouvelles de nos amis communs Eulethère, Memmol, Scholastique, Gaillardine, Witasse. J’ai su qu’Edelburge était morte en couches après avoir mis au monde un beau garçon. La pauvrette ! Les médecins ont choisi de sauver l’enfant plutôt que la mère. Quel raisonnement imbécile ! Notre amie aurait pu avoir d’autres bambins. Au lieu de cela est resté un petit orphelin plus ou moins bien soigné par une nourrice. Son père est parti guerroyer en croisade. À son retour, il s’est remarié avec une femme riche et sèche. Elle haïssait cet enfant qui hériterait du titre familial, lésant son éventuelle progéniture. Tous les charmes, sortilèges, filtres destinés à la rendre féconde ont avorté. À l’heure actuelle, l’on essaierait moult fécondations in vitro. Elles aboutissent parfois à des naissances gémellaires. J’aurais mal vu dame Gudule se dépatouiller avec deux bébés. Aride elle est née, aride elle est restée. Elle se vengeait sur le garçon des incartades de son mari, très virulent. Ses bâtards ne se comptaient plus. Tel Don Juan, plus tard, il frayait avec les femmes de toutes conditions. Sa moitié ne décolérait pas. Elle était devenue une punaise de sacristie et grâce à ses deniers s’achetait une bonne conscience. Quand ils étaient mis au monde par des femmes de souche modeste, elle empêchait que les enfants adultérins ne soient baptisés. Une situation gravissime pour l’époque. Les malheureux étaient mis au banc de la société. Pour la plus grande joie de tous, Gudule n’a pas fait de vieux os.
Le comte de Gouberville s’est marié une troisième fois. Neuf rejetons sont nés, cinq sont décédés. À l’époque, la mortalité infantile était courante. Les conditions d’hygiène laissaient fort à désirer, n’est-ce pas ? Les femmes enfantaient sans discontinuer. Une Aliénor d’Aquitaine eut de son Henri Plantagenet de mari neuf enfants en treize ans, ce qui ne l’empêcha pas de vivre jusqu’à quatre-vingt deux ans. Un âge canonique pour l’époque ! Quelle santé !
Bon, je vais sauter du coq à l’âne. Où en sont les Girondins ? Ah oui ! À Cluny. Sur la porte, près de la billetterie, une affichette prévient les passionnés qui désirent passer dans tous les coins de l’abbaye que ce n’est pas possible. Des chantiers partout. Les bâtiments rajeunissent car l’on fête le 1100ème anniversaire de la fondation de ce célèbre édifice. Un petit clin d’œil au visiteur près de ses sous et/ou touché par la crise. Le billet d’entrée a vu baisser ses prix, car la visite sera limitée. Si la correction règne de ce côté-là, la guide, elle, affiche tout de suite la couleur. Dans la mesure où ses services sont appréciés, qu’on n’hésite pas à lui donner un pourboire. Les bonnes gens n’en croient pas leurs oreilles. Démodée la pratique du pourboire, surtout lorsque la personne est rétribuée.
Sur le parvis de l’église démantelée à la révolution, le groupe a attentivement écouté les explications de l’indélicate personne. L’abbaye serait née d’un songe communiqué à un moine, Gunzo, par saint Pierre et saint Paul. Après tout, pourquoi pas ? Descartes dont les Français adopteront le sens de la réalité, du concret, a écrit son Discours de la Méthode sous l’impulsion …d’un songe. Si ce peuple rationaliste savait cela, sans doute il ne se targuerait pas de ne fonctionner qu’avec l’esprit cartésien. Ça fait désordre, tout de même ! La pagaille, les révolutionnaires l’ont mise – eh oui, encore eux ! Ils ont pris, brûlé les charpentes et ont anéanti l’étanchéité du monument. Il a été vendu aux enchères à des marchands de biens. Une fois de plus, les gens se sont servis. Les nombreuses maisons aux alentours ont emprunté des pierres. Les haras nationaux ont investi une partie des lieux. Une école, celle des Gadzarts, des ingénieurs des Arts et Métiers en 1866 s’est installée dans ces locaux. Au moment de son apogée, Cluny comptait mille personnes avec les frères lais et ceux qui participaient à la maintenance. Tout ce petit monde ne dépendait que du Pape. Donc, pas de possibilité d’être convoitée par les grands seigneurs.
Cluny est arrivé au bon moment. Aux approches de l’an mille, notre pays, tu t’en souviens, était très troublé. Les Viking, les Barbares l’avaient envahi. Une terreur de fin du monde avait emprisonné les âmes. Les abbés – et l’on en compte d’exceptionnels qui vécurent
à un âge avancé étaient sollicités pour le salut de l’âme. Les moines s’y consacraient douze ou quatorze heures par jour car la règle bénédictine avait été ici aménagée. Il ne s’agissait pas, comme à Citeaux de travailler et de prier. Le travail était confié aux frères convers. Les dons pleuvaient. Ils en ont à se faire pardonner, les êtres humains ! Évidemment on voyait grand dans la construction. L’église fut celle de tous les records. La première, elle utilise l’arc brisé, ce qui permettait une plus grande élévation. La façade est du cloître était considérée comme un petit Versailles monastique d’autant qu’elle était prolongée par 15ha de jardins. Une grosse affaire, Cluny ! De la maison mère dépendaient 1500 monastères en Europe.
Saint Bernard se rebella contre cette vie opulente. Il revint à la règle de saint Benoît « travail et prière ». Bernard de Clairvaux avait ancré en lui l’ascétisme. Il s’est même rendu malade à force de manger des herbes amères nuisibles à la santé. Il aurait forcément désapprouvé les agapes de nos Girondins dans le restaurant Le Bon Point à Cluny. Assurément, le nom de l’auberge devait plaire aux gens du groupe dont beaucoup étaient des retraités de l’enseignement, encore que les bons points ne soient donnés qu’au début de l’école primaire. Toujours est-il que le patron était un fin cuisinier. Des amuse-bouche avec le traditionnel kir. Le chanoine Kir, maire de Dijon avait découvert que le mélange de vin blanc et crème de cassis constituait une délicieuse alchimie dont il profita bien lui-même. Souvent, une compensation au célibat forcé, l’alcool. Une petite salade légère au chèvre chaud suivait agréablement. Puis un délicat soufflet de poisson et un sorbet au cassis en compagnie de poires cuites. Sympathique, l’aubergiste ! Il avait vendu un restaurant où il employait neuf personnes. Une ruine ! Là, en raison de la baisse des charges, il gagnait mieux sa vie et ses clients profitaient de son expérience. Après ce succulent déjeuner, tous avaient plutôt envie de roupiller plutôt que de s’imprégner une dernière fois de culture romane à Berzé la Ville. Mais l’adroite Anne s’est empressée de les cultiver. Pas question que les petites cellules grises se laissent aller. Plus on vieillit, plus on doit les activer. Une maladie inconnue à notre époque, Alzheimer, les guetterait et le meilleur moyen de l’éviter c’est de faire du préventif à tout va.
Ta fidèle Ermentrude
VIII
Le 4 août 2010
Ma chère Ermentrude,
Avec la visite à la petite chapelle de Berzé-la-Ville, le circuit de nos voyageurs a pris fin. Comme chez les Romains, rares sont les vestiges de peinture dans l’art roman. Ici pas de volcan protecteur comme à Pompéi, non, plus simplement un badigeon qui les a cachées jusqu’en 1887 et les a remarquablement conservées. Le curé les a retrouvées sous l’enduit. Il a dû être étonné par le style de l’œuvre, byzantin mâtiné d’italien et d’ottonien. À cette époque, l’Italie est influencée par l’art byzantin. En effet, dans le chevet inférieur, des saints sont représentés en buste. Leur attitude hiératique et la draperie qui met en scène leur apparition rappellent les représentations de l’art byzantin. Près des fenêtres, deux récits hagiographiques. Sont figurées la vie et la mort de saint Blaise et de saint Vincent. Blaise avait intimé à un loup qui allait dévorer le pourceau d’une pauvre veuve de le lui rendre. Ce que la bête féroce fit. Quand Blaise fut jeté en prison, la veuve lui apporta du pain et la tête de l’animal afin que le saint se nourrisse. Cinq vierges sages apparaissent à la manière d’impératrices byzantines. Le christ est installé dans une mandorle. Autour de lui, le collège apostolique. Judicieuses, ces représentations. Elles insistent sur le rayonnement intellectuel, la puissance de Cluny car la chapelle était destinée au recueillement d’Hugues de Semur, le bâtisseur de Cluny III. En fait, il restera soixante ans abbé de Cluny et ne passera que six à sept fois à Berzé. Peut-être après avoir failli être tué par la foudre, a-t-il préféré ne remettre que de temps en temps les pieds dans ces lieux inhospitaliers ?
Ma missive sera plus brève que d’habitude car désormais nos hôtes retournent au XXIème siècle et à la bavarde dame de lettres prénommée Gisèle je laisse le soin de raconter la fin de l’escapade de ces drilles joyeux et cultivés.
À toi pour l’éternité
Guigone
*
* *
Retour au 21 juin 2010
Les saints de glace semblent avoir desserré leur poing. En cette journée de l’été et de la fête de la musique, nous revenons escortés par le soleil. Un bouchon sur l’autoroute. Le chauffeur s’échappe et, par le chemin des écoliers, nous conduit à l’aéroport. Cette fois-ci, Christine file tout de go vers l’ascenseur. Ces messieurs reposeront leurs muscles un peu sollicités et aimablement prêtés pendant le circuit. Pas évident de pousser son véhicule dans une côte et surtout de le retenir dans une descente bien sentie !
En raison des efficaces circonvolutions du chauffeur nous arrivons en avance. Pas de guichet spécial pour les groupes. Eux aussi doivent franchir le cap des bornes électroniques. Même à plusieurs, cela prend du temps pour donner du grain à moudre ou plutôt des numéros aux machines. Enfin l’exploit est accompli et les passagers affamés de remplissent, qui à l’aide de sandwiches, qui avec du thé et des gâteaux. Il vaut mieux tenir que courir. En effet, dans l’avion ne sont servis que de mini en-cas sucrés ou salés, au choix.
Je suis assise à côté d’Anne et quand, à l’arrivée, le commandant sort de son antre, je ne peux que m’amuser avec elle. Le prototype du bel officier. Aussi blond que Jude Law, grand, mince, bref celui que toutes les hôtesses de l’air voudraient épouser et que toutes les femmes s’arracheraient. Est-ce pour nous faire oublier la légèreté de la collation qu’Air France nous rassasie la vue ?
Après l’avoir admiré au passage, en ce début de soirée, nous nous dilatons sous les derniers rayons du soleil bordelais. Joëlle, la frileuse a abandonné quelques pelures. Saint Mamert and co ont moins sévi ici. On a plutôt honoré Léonce, Romuald, les saints Pères méritants et l’éternel Été . Nous espérons que ce dernier chassera les ultimes sursauts de l’hiver et offrira à la nature et aux êtres humains sa rayonnante énergie.
GISÈLE BEAUSSART
3, ALLÉE DES MARRONNIERS
33160 SAINT-MÉDARD-EN-JALLES
TÉL : 05 56 05 48 55
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